Un balcon en forêt

(Julien Gracq - 1959)

Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison. Le train, qui suivait la rivière lente, s’était enfoncé d’abord entre de médiocres épaulements de collines couverts de fougères et d’ajoncs. Puis, à chaque coude de la rivière, la vallée s’était creusée, pendant que le ferraillement du train dans la solitude rebondissait contre les falaises, et qu’un vent cru, déjà cou­pant dans la fin d’après-midi d’automne, lui lavait le visage quand il passait la tête par la portière. La voie changeait de rive capricieusement, passait la Meuse sur des ponts faits d’une seule travée de poutrages de fer, s’enfonçait par instants dans un bref tunnel à travers le col d’un méandre. Quand la vallée reparaissait, toute étincelante de trembles sous la lumière dorée, chaque fois la gorge s’était approfondie entre ses deux rideaux de forêt, chaque fois la Meuse semblait plus lente et plus sombre, comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries.

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